En ce temps-là (c'était la saison des vendanges, au commencement de l'automne), les bergers de la contrée étaient à garder les vignes et à empêcher les étourneaux de manger les raisins.
Dans le même temps, les fouaciers de Lerné passaient le grand carrefour, portant dix ou douze charges de fouaces à la ville.
Les bergers en question leur demandèrent poliment de leur en donner pour leur argent, au cours du marché. Car c'est un régal céleste, notez-le, que de manger au déjeuner des raisins avec de la fouace fraîche, surtout des pineaux, des sauvignons, des muscadets, de la bicane ou des foireux pour ceux qui sont constipés, car ils les font aller long comme une pique, et souvent, pensant péter, ils se conchient : on les appelle, pour cette raison, les penseurs des vendanges.
Les fouaciers ne condescendirent nullement à satisfaire leur demande et, ce qui est pire, les insultèrent gravement en les traitant de trop babillards, de brèche-dents, de jolis rouquins, de mauvais plaisants, de chie-en-lit, de croquants, de faux-jetons, de fainéants, de goinfres, de gueulards, de vantards, de vauriens, de rustres, de casse-pieds, de pique-assiette, de matamores, de fines braguettes, de mordants, de tire-flemme, de malotrus, de lourdauds, de nigauds, de marauds, de corniauds, de farceurs, de claque-dents, de bouviers d'étrons, de bergers de merde, et autres épithètes diffamatoires de même farine. Ils ajoutèrent qu'ils n'étaient pas dignes de manger de ces belles fouaces et qu'ils devraient se contenter de gros pain bis et de tourte.
À cet outrage, l'un d'eux nommé Frogier, bien honnête homme de sa personne et réputé bon garçon, répondit calmement :
« Depuis quand êtes-vous devenus taureaux, pour être aussi arrogants ? Diable ! D'habitude vous nous en donniez volontiers, et maintenant vous refusez. Ce n'est pas agir en bons voisins, nous ne vous traitons pas ainsi quand vous venez ici acheter notre beau froment avec lequel vous faites vos gâteaux et vos fouaces. Et encore, nous vous aurions donné de nos raisins par-dessus le marché. Mais, par la Mère Dieu, vous pourriez bien vous en repentir et avoir affaire à nous un de ces jours. À ce moment-là nous vous rendrons la pareille, souvenez-vous-en. »
Alors Marquet, grand bâtonnier de la confrérie des fouaciers, lui dit :
« Vraiment, tu es fier comme un coq, ce matin, tu as trop mangé de mil hier soir ! Viens là, viens là, je vais te donner de ma fouace ! »
Alors Frogier s'approcha en toute confiance, tirant une pièce de sa ceinture en pensant que Marquet allait lui déballer des fouaces; mais celui-ci lui donna de son fouet à travers les jambes, si sèchement qu'on y voyait la marque des noeuds. Puis il tenta de prendre la fuite, mais Frogier cria « à l'assassin ! » et « à l'aide ! » de toutes ses forces et, en même temps, lui lança un gros gourdin qu'il tenait sous l'aisselle. Il le toucha vers la suture coronale de la tête, sur l'artère temporale du côté droit, si bien que Marquet tomba de sa jument et semblait plus mort que vif.
Cependant les métayers qui écalaient les noix non loin de là accoururent avec leurs grandes gaules et frappèrent sur nos fouaciers comme sur seigle vert. Les autres bergers et bergères, entendant le cri de Frogier, arrivèrent avec leurs frondes et leurs lance-pierres et les poursuivirent à grands coups de cailloux, qui tombaient si serré qu'on aurait dit de la grêle. Finalement, ils les rejoignirent et enlevèrent environ quatre ou cinq douzaines de leurs fouaces. Toutefois, ils les payèrent au prix habituel et leur donnèrent un cent de noix et trois panerées de francs-blancs. Ensuite, les fouaciers aidèrent Marquet qui avait une vilaine blessure à se remettre en selle et ils rentrèrent à Lerné, sans poursuivre leur chemin vers Parilly, tout en menaçant fort et ferme les bouviers, les bergers et les métayers de Seuilly et de Cinais.
Sur ce, bergers et bergères se régalèrent avec ces fouaces et ces beaux raisins, et se rigolèrent ensemble au son de la belle musette, en se moquant de ces beaux fouaciers qui faisaient les malins et avaient joué de malchance, faute de s'être signés de la bonne main le matin. Et, avec de gros raisins chenins, ils baignèrent délicatement les jambes de Frogier, si bien qu'il fut tout de suite guéri.
Source : https://lesmanuelslibres.region-academique-idf.frTélécharger le manuel : https://forge.apps.education.fr/drane-ile-de-france/les-manuels-libres/francais-premiere ou directement le fichier ZIPSous réserve des droits de propriété intellectuelle de tiers, les contenus de ce site sont proposés dans le cadre du droit Français sous licence CC BY-NC-SA 4.0